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Averroès – Science et foi

Le problème de la raison

Abdelwalid Muhammad Ibn Ahmad
Muhammad Ibn RUSHD

Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux

Averroës (Cordoue 1126-1198) représente pour l’Andalousie une lumière philosophique dont l’éclat a illuminé toute l’Europe où il fut enseigné pendant des siècles.

Après une longue éclipse Renan révèle à nouveau au XIX° siècle ce grand philosophe rationaliste de l’Islam.

Sa renommée ne cesse de grandir compte tenu du nombre important des ouvrages qui lui sont consacrés, notamment à l’occasion du 800e anniversaire de sa mort (1198-1998).

Aujourd’hui ce sont les intellectuels musulmans qui réclament – contre l’avis des dogmatistes rigides, le retour de sa philosophie – et de la philosophie elle-même – sur la scène actuelle de la pensée religieuse de l’Islam.

Le problème de la connaissance a tenu une grande place dans la philosophie spéculative des Arabes.

Tenant de Platon que l’idée d’une chose est la seule réalité éternelle, immuable et vraie des phénomènes qui eux sont imparfaits, éphémères ou changeants,

Tenant par ailleurs d’Aristote que le monde des idées est lui-même régi par le Logo qui exige la mise en ordre rationnelle cohérente et logique de l’ensemble de ces connaissances,

La spéculation arabe oscillera entre deux pôles épistémologiques de l’idée de causalité. Ces deux pôles sont illustrés par deux grandes figures : Al Ghazali (1059-1111) philosophe mystique et très grand maître, appelé Hujjatu-l-Islam (la preuve de l’Islam) et, d’autre part Averroës ou Ibn Rushd qui s’opposèrent sur le rôle de la rationalité dans la connaissance et l’explication du monde.

Pour Al Ghazali, il n’y a pas de loi de la nature, mais des volontés de Dieu ; et la science doit s’effacer devant la toute puissance de la religion. C’est Dieu qui relie les phénomènes car les axiomes premiers de la science sont indémontrables et la raison impuissante à expliquer par exemple l’existence de Dieu, la création du monde ou l’immortalité de l’âme.

Estimant ainsi que la raison humaine est limitée dans sa nature et sa capacité, Al Ghazali n’hésite point à écrire dans sa virulente critique des philosophes (Tahafut al Falasifa) : « les connaissances consacrées par la Raison ne sont pas les seules, il y en a d’autres auxquelles notre entendement est absolument incapable de parvenir« .

« Force nous est dit-il, de les accepter quoique nous ne puissions les déduire à l’aide de la logique. Et il n’y a rien de déraisonnable de supposer qu’au dessus de la sphère de la raison, il y ait une autre sphère: celle de la MANIFESTATION DIVINE. Si nous ignorons complètement ses lois et ses droits il suffit que la raison puisse en admettre la possibilité« .

Cette connaissance ou « Maarifa » n’a pour objet bien sûr que la « connaissance de certitude » (ilmal yaqin) capable de faire entre – voir la « vérité de certitude » (haqq al yaqin) dans la lumière qui se produit dans le cœur de celui en qui apparaissent les vérités suprêmes du monde limité du ciel et de la terre mais aussi des vérités cachées, car de Dieu seul nous pouvons tenir le connaissable et l’inconnaissable : (Allahu alimu l- GHAYBI W SHAHADATI).

De cette même manière Spinoza dira plus tard :

« Notre âme étant une partie de l’entendement de Dieu, il est nécessaire que les idées clairs et distinctes de notre âme soient vraies comme celles de Dieu« .

On le voit : pour le philosophe spiritualiste il n’y a de vérité que métaphysique, et son ou ses objets sont inaccessibles à la science.

II – Averroës : le Rationalisme

A cette position doctrinale d’inspiration mystique    et Néoplatonicienne Averroës répondra par deux ouvrages :

  • – Un traité dialectique purement aristotélicien : FASL AL MAQAL (le Traité décisif).
  • – Une réponse aux adversaires de la philosophie: le TAHAFOT AT- TAHAFOT, l’erreur de l’erreur en réplique à AL

S’appuyant sur une grande tradition rationaliste de l’Islam illustrée par Al Farabi, Ibn Baja et surtout par son maître IBN TUFAYL qui lui demanda de commenter Aristote, Averroës va s’appuyer sur l’auteur de la Rhétorique, de la Physique et de l’Organon et de la Métaphysique pour se faire le maître incontesté de la philosophie dialectique rationaliste du Moyen Age (1).

Il fera connaître la République et le Timée Platon et sera même célèbre comme grand médecin (1).

Il meurt en 1198 (72 ans) après avoir souffert des cabales de théologiens et juristes incapables de comprendre l’œuvre du « Grand Commentateur ».

Son maître IBN TUFAYL (Cadix 1110-1185) s’était déjà efforcé de démontrer dans un ouvrage philosophique (HAY IBN YAQZAN= le vivant, fils du vigilant) héros inspirateur de Robinson Crusoë, qu’un enfant abandonné sur une île déserte, parvenait grâce à ses observations, à ses déductions, bref, à sa logique et à sa raison, à parvenir à l’idée mystique de Dieu.

Averroës pense quant à lui que philosophie et religion sont deux domaines certes séparés mais pas nécessairement opposés. Pour lui, la volonté divine est à même d’expliquer les phénomènes et même d’opérer des miracles, car la Révélation est là pour produire des vérités essentielles et des connaissances absolues.

Notons que le choix de la rationalité est un choix grec, celui d’Athènes il y a 24 siècles. En grec raison se dit Logos qui signifie aussi « discours cohérent ». Pour Aristote et les grecs, connaître : c’est aussi classer, mesurer.

Mais Dieu a lui-même créé un monde régi par des lois immuables et mathématiques que l’on peut découvrir par l’exercice de la raison humaine. On peut même remonter les chaînes causales du savoir par nos facultés naturelles :

déductives (istinbat), inductives (istidhlal), analogiques (qiyyas) ou expérimentales (Tajriba), empirique ou intuitive et tout autre procédé de la raison et du raisonnement pouvant même parvenir à des connaissances surnaturelles. Pour Averroës comme pour les Néoplatoniciens (Jamblique) la vraie religion consiste à adorer Dieu dans la connaissance de ses œuvres.

En cela il s’appuie sur une tradition prophétique (Hadith) qui dit « qui se connût lui-même, connut son Seigneur ».

La religion elle-même n’édicte-t-elle pas des préceptes moraux qui s’imposent comme exigences de la Raison ? (KANT les impératifs catégoriques).

Enfin Averroës rappelle que la prétention d’accéder à Dieu, au mystère de l’homme et du monde sans la Raison comporte les risques de la déraison, du fanatisme et des passions délétères

(HASCHICHINS)

Pour Averroës le savoir ne mène pas l’homme à l’incoyance ni à réfuter l’œuvre de Dieu puisque :

« Parmi ses serviteurs seuls les savants craignent Dieu »

(Coran XXV-28) (al Fatir).

Par ailleurs, il est également dit :

« Invite sur la voie de Ton Seigneur par la sagesse et la bonne exhortation et ne discute avec eux que de la manière la plus courtoise ».

Coran 16-125

Il voit là une invitation à la sagesse, à la Sophia monothéiste qui reconstruit le monde selon un monisme existentiel qui veut qu’il n’y ait qu’un seul Dieu, une seule Nature et une seule substance et que Dieu est l’unique cause de toutes les causes, en particulier dans les domaines de la foi et de la science. Dans le Fasl al maqal, il écrit :

« Nous disons donc : si l’œuvre de la philosophie (Falsafa) n’est rien de plus que la spéculation sur l’univers en tant qu’il fait connaître l’Artisan (je veux dire en tant qu’il est œuvre d’art, car l’univers ne fait connaître l’Artisan que par la connaissance de l’art qu’il révèle : plus la connaissance de l’art qu’il révèle est parfaite, plus est parfaite la connaissance de l’Artisan), et si la Loi religieuse invite et incite à s’instruire par la considération de l’univers, il est dès lors évident que l’étude désignée par ce nom de philosophie est, de par la Loi religieuse, ou bien obligatoire ou bien méritoire ».

On ne peut donner meilleur sens à la recherche philosophique qui va intégrer dans une fusion sans rupture ni confusion les données de la connaissance :

  • théologie qui a Dieu pour objet,
  • métaphysique qui concerne le sens de l’existence humaine,
  • enfin scientifique qui s’efforce de rendre l’univers intelligible et

La tradition prophétique ne dit-elle pas que la 1ère chose créée par Dieu est l’intelligence ?

Ainsi pour Averroës connaissance et religion se confondent dans leur recherche assidue de la science qui est en même temps un acte de Foi.

Mais fidèle en cela aux Analytiques d’Aristote, Averroës refuse à la métaphysique le rôle primordial dans la hiérarchie des sciences. Elle est ce qui vient après les sciences, comme la « clé de voûte qui achève le bâtiment et fait tenir l’ensemble. Elle ne saurait être à la base de la construction – (Arnaldez)

Et il énonce ainsi sa célèbre Loi de la double vérité :

« Si les paroles de Dieu sont vraies et si elles nous invitent au raisonnement philosophique qui conduit à la recherche de la vérité, il en résulte certainement pour l’homme de Foi que le raisonnement philosophique ne nous mène pas à une conclusion contraire à la vérité divine, car si l’une est vérité et l’autre vérité, la vérité ne peut contredire la vérité mais s’harmonise avec elle et témoigne en sa faveur« .

Cette première et sensationnelle démonstration de l’accord harmonieux de la science et de la foi par Averroës appuyé sur une logique aristotélicienne irréprochable allait bouleverser un monde de croyances où science et foi semblaient à jamais diverger (1).

Les théologies juive et chrétienne avec Maïmonide et Saint Thomas d’Aquin surent également mettre en complémentarité Révélation et sagesse rationnelle au service d’une connaissance plus globale et du monde et de Dieu..

Il faudra attendre Descartes pour instaurer la Raison comme seul instrument UNIVERSEL de la connaissance et Hégel pour que la Phénoménologie fasse de la connaissance formelle d’une chose soit cette chose, et de l’épistémologie une histoire de la Raison :   l’attitude scientifique n’est pas spontanée chez l’homme, elle est un produit tardif de l’histoire.

Saint Thomas d’Aquin écrit (Somme théologique-art. 2) :

« Quant à ce que nous pouvons connaître nous-mêmes sur Dieu, il a été nécessaire aussi que l’Homme en fût instruit par la Révélation, parce que la vraie notion de Dieu n’aurait pu, à l’aide seule de la raison humaine, être acquise que par un petit nombre, après de longues années de labeur et avec un mélange de beaucoup d’erreurs. C’est cependant de la vérité de cette connaissance que dépend le salut de l’Homme qui est tout en Dieu« .

Renan conclut

« Saint Thomas d’Aquin est à la fois le plus sérieux adversaire que la doctrine averroïste ait jamais rencontré et, on peut le dire sans paradoxe, le premier disciple du grand commentateur d’Aristote.

…Albert le grand doit tout à Avicenne, et Saint Thomas comme philosophe doit presque tout à Averroës« .

Notons qu’à Paris, c’est en 1266 qu’entre à la Sorbonne l’enseignement officiel d’Averroës sous l’impulsion de Siger de Brabant qui initia un « Averroïsme latin » et même un « Averroïsme chrétien ».

Dans la culture juive, L’œuvre d’Averroës allait connaître un grand succès du Moyen Age. E. Renan écrit à ce sujet (dans Averroës et l’Averroïsme)

« Averroës a remplacé chez les juifs Aristote, C’est lui que l’on commente, que l’on abrège, que l’on découpe pour les besoins de l’enseignement. Moïse de Narbonne (Messer Vidal) et son contemporain Lévi Ben Gerson (Messer Léon) commentèrent l’illustre philosophe qualifié, comme Aristote de Maître de la logique, « Sahib al Mantiq« ..

Maïmonide pour sa part imprègne son œuvre de références aristotéliciennes et se fait également dans le Guide des Egarés l’apôtre d’une culture religieuse éclairée par la connaissance ; Ecoutons la conclusion admirable de son œuvre :

Ezechiel IX-q dit

« l’Eternel a abandonné la terre » c’est simplement le fait que la terre est l’objet de la Providence comme l’est le ciel à d’autres égard. Car tel est le sens de ces paroles de Jérémie: « Je suis l’Eternel exerçant la bienveillance, la justice et la vertu sur la terre« 

cela veut dire que j’attends que la bienveillance, la justice et la vertu émanent de vous sur la terre.

Ainsi, ce qu’il avait pour dernier but d’exprimer par ce verset, c’était de déclarer que la perfection dont l’homme peut réellement se glorifier, c’est d’avoir acquis, selon sa faculté, la connaissance de Dieu et d’avoir reconnu sa Providence veillant sur ses créatures et se révélant dans la manière dont il les produit et les gouverne. Un tel homme, après avoir acquis cette connaissance, se conduira toujours de manière à viser à la bienveillance, à l’équité et à la justice, en imitant les actions de Dieu, ainsi que nous l’avons exposé à diverses reprises dans ce traité.

Voilà toutes les questions que j’ai cru devoir aborder dans ce traité, et dont le développement m’a paru très utile pour des hommes comme toi. J’espère qu’avec une méditation approfondie tu comprendras bien tous les sujets que j’y ai traités avec l’aide de Dieu. Puisse-t-il accomplir pour nous et pour tous nos frères, les Israélites, cette promesse qu’il nous a faite : Alors les yeux des aveugles se dessilleront et les oreilles des sourds s’ouvriront (Isaïe XXXV, 5). Le peuple, qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière, ceux qui demeuraient au pays des ombres de la mort ont été environnés d’une vive clarté. (Ibid. IX, I). Amen (III. 459-467).

(1) Comme médecine, Averroës nous laisse son Traité médical : le Colliget,   célèbre   encyclopédie (al Kulliyat)    qui   embrasse   tous    les aspects de la médecine médiévale.

Dr. Dalil BOUBAKEUR : Recteur de l’Institut Musulman de la Mosquée de Paris

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